Il y a une chose que ne vous disent jamais ni les guides de voyage, ni les francophiles, ni les romantiques béats: le café français est abject.
Culturellement, Paris est la ville des cafés mais pas du café. Cela va sans doute choquer ceux qui pensent que le palais si sophistiqué des Français couvre tout le spectre des aliments et des boissons. Mais si sommelier est une situation respectée et si Paris continue d’être un centre névralgique de l’élite gastronomique, le plus souvent, on s’y retrouve, à la fin du repas, devant une tasse trop amère élaborée à partir de grains de médiocre qualité.
Un ancien ami de Portland, dans l’Oregon, m’a raconté qu’il avait vécu quelque temps à la frontière entre la France et l’Italie pour son travail:
«Nous passions en France pour acheter nos croissants et revenions pour prendre le café. L’un des deux pays ne sait pas faire le café, l’autre ne sait pas faire les pâtisseries; on imagine qu’ils pourraient s’associer et trouver une solution.»
Dites le mot café à n’importe quel amateur de caféine qui a passé du temps en France et vous le verrez immédiatement lever les yeux au ciel. Ce n’est tout simplement pas le point fort des Français.
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Un monde difficile d’accès
Le vent tourne pourtant dans la capitale française, avec l’arrivée d’une nouvelle vague de brûleries artisanales et de cafés qui croient en un petit noir de qualité. Mais les Français ont du mal avec le changement, tout particulièrement les habitants d’une ville réputée pour le ferme ancrage de ses traditions.
Et si beaucoup voient d’un bon œil l’élargissement du monde du café, il se boit avec une bonne rasade de critiques. Si pour certains, la torréfaction locale est peut-être le signe d’une cité qui se tourne vers l’avenir, d’autres y voient le symbole d’une ville en train de subir une modification définitive de sa culture culinaire.
«[Le monde parisien du café] est difficile d’accès car nous sommes convaincus d’avoir déjà une telle culture du café», explique Nico Alary, copropriétaire de Holybelly, café ouvert l’année dernière dans le quartier du Canal Saint-Martin. «Vous savez, il y a des cafés partout… mais ce qui est triste, c’est qu’en réalité, ils ne savent pas faire du bon café. Leur truc, ce n’est pas le café. On y va pour prendre une bière ou un verre de vin.»
Alary et sa partenaire Sarah Mouchot ont ouvert Holybelly après avoir passé les sept dernières années à Vancouver, au Canada, et à Melbourne, en Australie. Malgré le boudin noir figurant au menu, Holybelly n’est pas un café français typique. L’intérieur dégage une touche de modernité, le tableau noir sur le mur du fond liste tous les produits saisonniers du mois et surtout, on n’y prend pas le café à la légère.
Comme l’explique Alary, la tasse de café français classique est sur-extraite et amère, ce qui explique pourquoi les Français adorent le noyer dans le sucre. Mais Alary et son personnel prennent le temps de faire un bon café filtre en utilisant un café d’origine unique torréfié localement par Belleville, une brûlerie récemment installée dans le XIXe qui offre des petits noirs gratuits le samedi, juste pour permettre aux habitants du quartier de goûter son café et de décider eux-mêmes de ce qui est bon et ce qui ne l’est pas.
Ce qui ne veut pas dire pour autant que tout le monde en soit friand. Alary évoque un habitant du quartier qui vient souvent le voir et lui a dit un jour à quel point il n’aimait pas ce que Holybelly servait:
«Il a expliqué: “Je ne dis pas que c’est du mauvais café; je dis juste que je n’y suis pas habitué.” Je crois qu’il a mis le doigt sur quelque chose de vraiment intéressant: que les Français (ont cet) héritage de 20, 25 ans de café effroyable, et que leur palais s’y est accoutumé.»
Cela signifie que changer la culture du café ne se fera pas du jour au lendemain, et qu’il faudra le faire «un Parisien à la fois», comme le dit Alary.
Colonisation et industrie
S’il a raison, comment expliquer que le café français soit si mauvais?
Aleaume Paturle, propriétaire du Café Lomi, torréfacteur devenu coffee shop il y a un peu plus d’un an, a quelques théories sur le sujet: premièrement, cela est lié à l’histoire colonisatrice de la France, et deuxièmement cela a un rapport avec les plus grandes entreprises industrielles productrices de café.
Pendant longtemps, le café des colonies françaises fut importé libre de taxes, ce qui rendait les grains du reste du monde beaucoup plus onéreux. Les colonies françaises produisaient principalement du robusta, un grain moins cher, au goût plus fort et plus âpre que l’arabica, l’autre variété dominante de café. Parce qu’il avait surtout accès à cet arabica, le palais français s’est habitué à cette variété plus âpre et, avant la dérèglementation du marché du café dans les années 1950, le robusta constituait 80% du marché français. Plus de 60 ans plus tard, ce palais amateur d’âpreté du grain existe toujours et le robusta compte pour environ 50% du marché du café français.
Au-delà de l’histoire et des préférences gustatives, d’autres facteurs entrent en jeu dans le domaine du café en France. Beaucoup d’amateurs de café artisanal imputent le syndrome du mauvais café aux grands distributeurs qui exercent une ferme mainmise sur le marché du café. «Ils offrent des machine (à espresso) à ceux qui servent leur café», déplore Paturle. Sachant que ces machine sont vendues à un prix exorbitant, en recevoir une gratuitement à condition de servir une marque médiocre de café a de quoi séduire.
Le Café Lomi a fait le chemin inverse lorsque Paturle l’a lancé il y a quatre ans. Jusqu’en 2012, à l’ouverture de son coffee shop, il se consacrait exclusivement à la vente aux professionnels, fournissant aux cafés, restaurants et hôtels locaux son café torréfié localement et assurant une formation de 20 heures minimum à tous ceux qui le servaient pour s’assurer que la qualité serait maintenue. Aujourd’hui, le Café Lomi a ouvert dans le XVIIIe arrondissement un café-brûlerie, dans un quartier plus connu pour ses tissus africains et son couscous que pour ses torréfacteurs.
Pourtant, en entrant chez Lomi, on se retrouve en terrain connu: tables basses, canapé en cuir, design industriel minimaliste, clients qui travaillent sur leur Macbook, cafetières Chemex fièrement exposées. Paturle ne tarde pas à souligner cependant que si les clients affirment qu’on se croirait dans un café de la côte Est ou Ouest, l’architecte qui a conçu cet endroit «n’a jamais mis les pieds aux États-Unis». Après avoir travaillé à San Diego pendant un an, il voulait seulement un bon coffee shop, qu’il disait avoir du mal à trouver en France.
Standardisation de la nourriture
Il évoque une autre raison expliquant l’absence d’un univers artisanal, un élément qui dépasse la simple sphère du café: l’ouverture du premier supermarché français. C’était en 1969 et pour lui, c’est à ce moment-là que tout a changél: le café en particulier, et l’alimentation en général.
En effet, aujourd’hui, 97% du café consommé dans les foyers est acheté dans des chaînes de supermarché, ce qui laisse très peu de place aux petits torréfacteurs. Et dans un pays réputé pour ses producteurs indépendants, ses bouchers, ses fromagers, ses boulangers, il se trouve que les deux tiers du marché de l’achat de nourriture sont contrôlés par de grandes chaînes de supermarchés et leurs acheteurs.
Et cela se ressent dans le monde de la restauration parisienne, où beaucoup d’établissements ne s’appuient pas sur l’art de la cuisine mais sur Metro, le géant de la distribution destiné à l’industrie hôtelière.«Metro est un énorme virus qui infecte tous les bistrots», déplore Alary, qui souligne à quel point il est facile pour les restaurants d’acheter des classiques de la cuisine française tout préparés, de les coller au micro-ondes et de les servir comme si c’était de la bonne cuisine maison. À Holybelly, le menu indique spécifiquement le type de nourriture que les clients ne mangeront pas: «Pas de surgelés. Pas de micro-onde. Pas de Metro.»
Si vous croyez que Paris est la capitale des petits plats qui passent directement de la ferme à l’assiette, réfléchissez-y à deux fois. En réalité, une récente enquête indique qu’un tiers des restaurants français admettent servir des produits surgelés qu’ils se contentent de réchauffer. La réalité est que cette vision romancée que nous avons tous de la France –avec ses petits producteurs, sa chère excellente et honnête, son hédonisme– est en train de changer.
«Nous avons cet héritage, ce passé de bons cuisiniers, de bons vivants et d’amoureux des bonnes choses, mais cela ne représente qu’une toute petite fraction du peuple français», explique Alary. «Les bistrots sont inexistants; les bons restaurants sont difficiles à trouver. Alors peut-être qu’il y a 50 ans, il existait une raison de se battre. Aujourd’hui, il faut une nouvelle culture.» Des mots durs à entendre de la bouche d’un Français.
Revenir à la culture d’autrefois, celle qui vaut à Paris une telle vénération, nécessitera l’influence et l’esprit d’initiative d’une jeune génération d’entrepreneurs reconnaissant que si les Français ont inventé la gastronomie moderne, ils sont restés à la traîne de la rapide évolution des goûts internationaux. On sent que les choses commencent à changer, et c’est d’ailleurs un sentiment qui trouve un écho chez d’autres jeunes Parisiens.
Lors d’un dîner, un ami né et élevé dans la capitale française a fait un commentaire dans ce sens –«Paris était une ville-musée… aujourd’hui elle est redevenue une ville»– en évoquant plusieurs bars où il peut se rendre pour boire une bonne bière sans se ruiner. Certains se plaignent que ce genre d’endroits –brasseries artisanales, bars à cocktails à l’américaine, vrais cafés– sont des poses de hipsters, un autre produit dérivé de la culture générique brunch-et-fixie qui a inspiré une fascination très Brooklyn dans certains quartiers de Paris. Mais ce serait faire fi du travail honnête et innovant fait par de nombreux Parisiens pour mettre en avant cette culture gastronomique.
Changement de l’intérieur
Ce qui est certain, c’est que pour que le changement soit accepté, il doit venir de l’intérieur, et comme le souligne Paturle, cela signifie proposer un produit permettant aux habitants de s’identifier:
«Aujourd’hui, la tendance est au café acide… mais les Français n’aiment pas ça, alors pourquoi continuons-nous à le leur servir?»
Vous trouverez sans aucun doute ces crus acides chez Lomi, à côté de produits alignés sur les goûts des papilles d’autres capitales du café mondiales, mais Paturle estime que ce qu’il sert doit refléter le marché local. «Ne pas travailler avec des cafés adaptés aux Français est la preuve d’un manque de personnalité», juge-t-il. «Voulons-nous dire au consommateur “Voilà, c’est ça qui est bon” ou est-ce au consommateur de nous dire “C’est ça que j’aime”?»
Dans le cadre de sa tentative de convaincre les Français des avantages de la torréfaction artisanale, Paturle a lancé deux nouveaux assemblages, le Bordeaux et le Bourgogne –et oui, la référence au vin, que les Français connaissent si bien, est voulue. Le Bordeaux, tout comme le vin, a un peu plus de corps et décline des notes chocolatées, tandis que le Bourgogne est plus fruité et plus léger. «Nous voulons vraiment que les gens comprennent que les assemblages ont des goûts différents… alors nous faisons référence au vin», explique-t-il.
Il ne s’agit pas seulement d’adopter des tendances du reste du monde mais d’être innovant et créatif dans la culture existante, et de combiner tous les éléments, locaux et étrangers, pour créer quelque chose d’unique qui mette en valeur la tradition locale. Pour Paturle, le monde idéal serait un lieu où cuisine française et bon café iraient de pair, vœu que j’ai entendu dans la bouche de nombreux Français.
Le souhait de revenir au bistrot parisien traditionnel, de servir de la nourriture simple et classique et de conclure avec une bonne tasse de café trouve sans aucun doute un écho chez beaucoup. «Nous devrions utiliser notre terroir, utiliser les idées de la cuisine française et les associer avec les cafés», ajoute-t-il. «Il ne s’agit pas simplement d’avoir recours aux produits locaux mais aussi de réaliser des recettes locales avec ces produits.» À l’avenir, c’est ce qu’il espère faire avec le Café Lomi.
La magie d’une poignée d’établissements ambitieux ne pourra effacer des centaines d’années d’histoire de mauvais café, mais il est clair qu’un changement se prépare. Si Paris doit assortir la qualité de son café à celle des lieux où on le sert, il lui faudra le faire goutte à goutte, une tasse après l’autre.
Anna Brones
Traduit par Bérengère Viennot